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L'art à l'heure de l’hypervision

Bertrand Naivin est théoricien de l’art et des médias, chercheur associé au laboratoire AIAC, Université Paris 8 Vincennes - St Denis.
À travers cet article, il questionne les enjeux de l’art numérique, interroge ses limites et ses ouvertures. En effet, en ces temps de crise sanitaire, de plus en plus de musées restés fermés dématérialisent leurs collections afin de rester en lien avec leur public. Mais la technologie a malheureusement ses limites et ne peut se substituer indéfiniment aux expositions.

Vers un musée 100% numérique ?

L'actuelle pandémie et les restrictions de déplacement comme les gestes barrières qu'elle impose depuis maintenant presque un an semble donner raison aux partisans et acteurs d'une numérisation de l'art. Entendons par là, celle d'œuvres bien physiques mais que le numérique et leur mise en ligne entend les dématérialiser afin de les rendre consultables depuis chez soi, via l'écran de son ordinateur, de sa tablette ou de son téléphone.

En pareil contexte, la numérisation des oeuvres, anciennes autant que contemporaines se voit comme parée d'une nécessité vertueuse. Grâce au Net, les structures peuvent ainsi continuer à faire vivre leurs collections et à entretenir une relation à distance avec leur public, tout comme de nombreux artistes ont la possibilité de continuer à montrer leur travail via des visites virtuelles d'expositions proposées par leur galerie ou les réseaux sociaux.

Mais cette dématérialisation de l'art n'a évidemment pas attendu le coronavirus pour s'imposer à une société soucieuse de renouveler toujours plus en le démocratisant l'accès aux oeuvres. En effet, bien avant qu'on puisse imaginer l'impossibilité de se rendre dans un musée pour cause sanitaire, certains artistes s'étaient déjà posés la question d'une certaine inaccessibilité historique de l'art avec laquelle ils voulurent rompre. Que l'on songe aux street artistes ou au Musée précaire Albinet que Thomas Hirschhorn installa en 2004 au pied d'une barre d'immeubles à Aubervilliers, nombreuses furent les tentatives de faire sortir l'art des musées et de cesser de le considérer comme un privilège réservée à une certaine élite. De même, la médiatisation des œuvres d'art que permit dans un premier temps l'imprimerie de masse puis aujourd'hui Internet, s'inscrit elle aussi dans cette volonté de faciliter l'accès à l'art et de permettre à des personnes qui ne vont jamais dans les musées de pouvoir consulter les chefs d'œuvres du patrimoine mondial artistique.

Mais cette dématérialisation n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes.
Outre la question du financement des structures qui doivent entretenir et stocker les œuvres, et qui pour cela, ont besoin de visiteurs qui paient pour voir leurs collections, nous pouvons nous interroger sur la relation à l'art et à l'œuvre qu'institue cette consultation à distance d'œuvres physiques.
 

Les oeuvres à portée de clic ?

Walter Benjamin l'avait déjà évoquée dès 1936 dans L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. Tout en reconnaissant la qualité de la définition des photographies d'œuvres, il voyait en même temps dans ces dernières la fin d'un hic e nunc* inhérent à l'unicité de l'œuvre d'art telle qu'elle était conçue jusqu'alors. Pour lui, un tableau reproduit, même avec la plus grande fidélité, ne pouvait que perdre ce qu'il qualifiait alors d'aura. Par ce terme, il entendait cette puissance et cette intensité qui se dégage d'une œuvre qui n'existe que dans un ici et maintenant propre à son unicité. En effet, qu'elle soit monumentale comme Le Repas chez Levi de Véronèse ou que la modestie de son format instaure une relation intimiste avec le regardeur comme La Dentellière de Vermeer ; qu'elle se donne à parcourir comme le plafond de la chapelle Sixtine de Michel Ange ou se découvre au hasard d'une course dans Paris comme un des vaisseaux pixellisés du street artiste Space Invader, la réalité de l'œuvre est fondamentale dans la perception et la relation que nous avons avec elle.

*Ici et maintenant

Pourtant, cette qualité de la relation semble avoir aujourd'hui changé de registre. Comment en effet ne pas remarquer et considérer comme un signe de nos temps de l'hyperdéfinition et de l'hyperconnexion cette surenchère technologiste de pixels que ne cesse de brandir la plateforme Arts & Culture de Google. Pour la firme américaine, bien voir une œuvre se résumerait alors à pouvoir en agrandir chaque détail, chaque millimètre carré, et à avoir pour cela besoin d'un écran pour pouvoir voir toujours plus et toujours mieux : une définition quantitative et performative de la vision en somme.

Mais le plaisir de l'art n'est-il au contraire pas tributaire d'une certaine perte ? Ou comme l'écrivait Michel Thévoz en 2017, l'art n'est-il pas consubstantiel à ce qu'il nomme un « malentendu » ¹, soit une incompréhension créatrice entre l'intention de l'artiste et l'interprétation du regardeur ?  

De même, pouvoir à tout moment et n'importe où regarder la photographie d'une sculpture dans un livre ou sur l'écran de son ordinateur ne prive-t-il pas cette dernière d'un espace-temps pourtant fondamental pour son appréhension ?
 

Matérialiser les images : le rapport humain aux œuvres

Un tableau ou une sculpture religieuse prennent ainsi tout leur sens lorsqu'ils sont regardés dans une église et davantage lorsque leur dévoilement fait écho à une liturgie spécifique, comme ce fut longtemps le cas pour les retables qui n'étaient ouverts que lors de certaines cérémonies. De même, faut-il se rendre au Louvre pour apprécier la puissance monumentale du Radeau de la Méduse ou la délicatesse discrète d'une miniature persane.

Bien plus, le déplacement dans un espace spécifique et exotique au sens d'étranger à un topos quotidien participe également à l'établissement d'une temporalité de lecture et d'imprégnation de l'œuvre qui lui donne tout son sens. Alors que le lecteur qui feuillette chez lui un livre ou un site d'art consomme des images, le visiteur d'une exposition ou d'un lieu d'art contemple quant à lui une méta-image qui lui impose son format, sa matière et sa temporalité. Un tableau, une photographie ou une sculpture sont bien plus que des « images ». Ils sont, comme l'avait bien compris Martin Heidegger bien plus que des objets seulement visuels. Ils sont des sujets esthétiques dont Kant avait révélé la faculté de réfléchir notre subjectivité et qui nous engagent dans une relation esthétique. Un engagement qu’il convient d’interroger concernant leur reproduction numérique.

En les faisant défiler négligemment avec notre doigt, en les faisant apparaître et disparaître d'un simple effleurement de notre index ou de notre pouce sur l'écran de notre smartphone, nous en atténuons en effet considérablement l'impact sur nous-même.


Dès lors, il est temps que l'on s'interroge sur ce devenir hypervisuel de l'art. D'ailleurs, autre signe de cette culture de l'oeil, les « arts visuels » ont depuis quelques années remplacé dans les écoles élémentaires les « arts plastiques », trahissant là encore une dématérialisation de l'art au profit d'une seule visualité. Une perte de matérialité de l'art qui pourrait bien aboutir à la fin de la relation esthétique, celle qui s'adresse à l'ensemble de nos sens (aisthesis). 
 


¹ Michel Thévoz, L'art comme malentendu, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017.