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L'encrage noir au service de la mélancolie / Interview de Sandrine Gadebois

Sandrine Gadebois travaille principalement sur l'errance, la mélancolie et la lutte intérieure, des états d'âme engendrés par l'impossibilité d’être soi dans un monde dominé par l’angoisse.

Elle travaille l'encre de Chine comme marqueur : d'une empreinte, d'une distance avec le sujet représenté. Se révèle ainsi une certaine tragédie, une profondeur qui passe aussi bien par des figures humaines, des paysages ou des natures mortes. Et si la rencontre avec la bande dessinée a nourri chez Sandrine Gadebois le côté narratif de sa pratique, chacune de ses œuvres est travaillée individuellement, révélant sa nature propre.

Photo : Sandrine Gadebois dans son atelier. 

ENTRETIEN / Sandrine Gadebois

VOAR : Quelles sont vos sources d'inspiration ?

Sandrine Gadebois : J’apprécie beaucoup les gravures de Lyonel Feininger, de Friedensreich Hundertwasser, les peintures d'Edward Hopper, de David Hockney et les dessins de David Sala. Mon inspiration vient des artistes, des poètes, des écrivains, des essayistes qui travaillent sur les effets d’un trauma à l’échelle individuelle ou collective. Dans les deux cas, un travail de reconstruction et de réappropriation du vivant est nécessaire. Ce fut le cas pour la ville du Havre, presque totalement détruite, reconstruite avec un plan d’urbanisme exceptionnel, devenue patrimoine mondiale de l’UNESCO.

Un de mes thèmes de recherche préféré est lié aux sujets mélancoliques. Les humains se débattent pour vivre, dépassés par leurs conflits intérieurs, ils luttent, errent, se sentent seuls, dépouillent le monde de ses artifices, tendent vers l’absolu. L’expérience collective récente du confinement a donné naissance à ma série « mouvements intérieurs ».

VOAR : Pourquoi l’utilisation du noir et blanc, des lignes claires et des aplats ?

Sandrine Gadebois : À l’occasion d’une collaboration avec un réalisateur pour les 500 ans du Havre en 2015, j’ai produit mes premiers dessins à la ligne claire et en noir et blanc. Ce choix s’est imposé comme une évidence pour figurer une ville à l’architecture épurée et sans compromis.

Les lignes droites y règnent en maître, elles s’étirent à l’infini vers l’horizon ou viennent rompre brusquement l’espace par des verticales inattendues, c’est ainsi que j’ai ajouté les hachures qui créent des nuances de gris. J‘ai continué d’observer les autres univers urbains avec le même œil et à y rechercher des formes géométriques similaires, celles qui m’étaient familières. L’encrage noir sous forme d’aplat accentue ce qui a attiré mon attention et ce qui fut à l’origine du dessin. Je transpose aux figures et aux natures mortes les mêmes principes de simplicité autour du sujet sur lequel toute l’attention se resserre.

VOAR : Avant d’arriver à l’image finale, quel processus de recherche mettez-vous en place ?

Sandrine Gadebois : Je travaille toujours à partir d’une idée très précise qui vient d’une nécessité intérieure mais c’est le réel : à la suite d’une rencontre, d’une promenade, d’un récit, d’une recherche qui m’offre les formes que je vais représenter : la gestuelle d’une personne, une pile de livres, une fleur, un paysage,... Je n’utilise qu’une partie de ce qui est représenté sur la photo et je concentre mon attention sur une forme géométrique précise.

J’encre à la ligne claire le sujet principal qui fait écho à l’aplat noir, ainsi l’un devient l’écho fragile de l’autre. J’utilise les hachures horizontales pour étirer l’espace, pour marquer le temps qui s’écoule et les hachures verticales pour fixer le sujet dans un temps précis, celui d’une émotion ressentie. Les hachures s’étirent ainsi vers le haut, le bas ou vers les côtés jusqu’aux limites de la feuille. L’ellipse comme on la pratique en bande dessinée permet de lier les images entre elles. Les lignes obliques amènent une forme de théâtralité en resserrant l’espace vers un ou plusieurs points de fuite.

VOAR : Que signifie pour vous « être artiste » ?

Sandrine Gadebois : Exprimer sa sensibilité à partir d’une réalité vécue, ressentie, et transposée en un langage singulier dont l’objectif tend vers l’universalité et la possibilité de communiquer avec autrui. L’artiste interagit avec les idées et les préoccupations de son époque.

L’artiste désire suspendre le temps quelques instants avant que le cours des choses ne reprenne pour lui comme pour celles et ceux qui perçoivent l’œuvre, parfois transformé.e.s par cette expérience commune.