Territoire(s) de l’individu / Interview d'Alain Buhot
Depuis la fin des années 1980, Alain Buhot développe une œuvre protéforme (mêlant dessin, peinture, sculpture, photo, multimédia, installation, son, écriture, performance) en France et à l’étranger, où le thème de l'identité en est le fil conducteur.
Il a réalisé plusieurs séries où la notion de cartographie et de territoire s'entremêlent, et où il tente de faire surgir la singularité de l’individu face au traitement des masses.
Photo : Alain Buhot dans son atelier, juillet 2018.
ENTRETIEN / Alain Buhot
VOAR : Dans ton travail, on ressent fortement la notion de connexion, dirais-tu que tu es un artiste "connecté" ?
Alain Buhot : Pour moi l’artiste est forcément connecté au monde. Bien sûr, internet a changé un peu ma pratique, déjà pour communiquer et échanger.
Internet est aussi une source d’information, une grande bibliothèque, il faut juste savoir l’utiliser. Le problème selon moi c’est qu’avec ce média, l’information se diffuse à tout va et à une vitesse extrême.
L’arrivée des réseaux sociaux a permis de donner la parole à chacun, pas seulement à ceux qui étaient autrefois invités dans les médias.
Les réseaux sociaux ont sans doute facilité des évènements tels que "le printemps arabe", "les gilets jaunes",… Mais aussi le pire.
Combien d’utilisateurs de ces médias prennent le temps d’analyser, de rédiger, de vérifier l’information ? Internet produit le meilleur comme le pire.
Justement, mon travail questionne la place de l’individu en tant qu’être singulier dans une société de plus en plus globalisée, de plus en plus connectée.
Mon travail est également une résistance à l’idée de rentabilité, de production de masse. Je fais du temps un de mes matériaux.
Par exemple avec la série d’estampes numériques "Cartographie@" :
Je tape des mots au hasard sur mon moteur de recherche Google.
J’en extrait alors des centaines d’images correspondant à ces mots. Ces images collectées, je les découpe, les retravaille, en autant de distorsions sur mon ordinateur.
Petit à petit, ces images étrangères viennent former une sorte de cartographie d’un monde où l’identité individuelle semble noyée dans la masse.
Dans ma pratique, il y a un protocole établi à l’avance. Par exemple, à chaque fragment d’image collectée je vais regarder le site d’où elle provient, j’y passe donc un temps fou.
Pour produire une estampe numérique qui ne sera tirée qu’à 7 ou 8 exemplaires, je passe des centaines d’heures. J’enrichi donc mes connaissances, mais par contre je suis complètement déconnecté de cette société de consommation où il faut être rentable à tout prix.
VOAR : Avant d'arriver à ton image finale, quels processus de recherche mets-tu en place ?
Alain Buhot : Je pense avoir déjà répondu un peu dans la question précédente.
La maturation de chaque série est elle aussi, très longue. Souvent, quand je travaille sur une série, des idées viennent pour les suivantes.
Je prends quelques notes, fais quelques croquis et je laisse le temps faire. Au bout de quelques mois, seules certaines idées s’imposent, il y a beaucoup de déperditions.
Quand un nouveau travail s’impose, je sais que je vais en faire une série, jusqu’à épuisement. Je fixe alors un protocole, chaque travail est presque un rituel performatif, je m’y engage physiquement.
Les règles étant établies à l’avance, pendant que je produis, j’écoute sur internet des émissions ou des conférences sur l’art bien sûr, mais aussi sur la philosophie, la sociologie,… Ces moments de réalisation sont un peu comme des rituels.
Par exemple pour la série "Carte bleue", je trace inlassablement au stylo-bille bleu des milliers de tirets représentant des fragments de territoires plus ou moins "zoomés". Avec ce travail, j'introduis la notion de temps mais également la notion de fragilité due à l’économie de moyen et l'aspect éphémère de l'encre bleue. L'encre appelée à s'estomper avec le temps, exprime l’éternel renouvellement d'un monde en mutation.
Donc le support, le format, le matériau... Tout a été pensé à l’avance, ce qui me laisse une certaine liberté pour analyser mon propre travail, et mon rapport au monde. À ce moment-là, je me sens proche d’un artiste tel que Roman Opalka.
Je joue aussi sur l’idée d’épuisement, dans tous les sens du terme. L’épuisement du sujet, mais aussi mon propre épuisement. Par exemple, pour réaliser un dessin de la série "Carte Bleue" ou "Frontières", pièces composées de couches de tirets de stylo-bille bleu, je passe environ 50 heures par dessin et m’oblige à réaliser chaque dessin en 5 jours, soit dix heures par jour. Je questionne ainsi l’idée de concentration, d’engagement, je joue sur la fragilité, la notion d’équilibre, sur "L’entre deux".
VOAR : Pour toi, qu'est-ce que signifie "être artiste ?"
Alain Buhot : Être artiste pour moi est une nécessité. Personnellement, c’est un engagement social, politique, intellectuel et philosophique. C’est un réel positionnement au monde. Je citerais Robert Filliou : "L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art !".
VOAR : Tu vis à Cherbourg, est-ce que ton environnement joue sur ta création ?
Alain Buhot : Disons que l’environnement socio-culturel et géographique dans lequel je suis né a été déterminant sur ma création. Je suis né dans une famille ouvrière, dans un village du Val de Saire où on ne parlait pas d’art ou de culture. On ne sortait pas beaucoup : Cherbourg était la grande ville à 30 km à la ronde, on n’y allait que 3 ou 4 fois par an. Vers mes 9-10 ans, mes parents ont acheté un téléviseur, une fenêtre pour moi sur l’ailleurs !
Le seul domaine dans lequel j’étais assez doué était le dessin, alors je dessinais beaucoup et me suis mis à peindre. Vers mes 22 ans, on m’a offert ma première exposition solo à Cherbourg. Je ne comprenais rien à l’art, mais j’avais soif de découverte (je suis complètement autodidacte). Dans ce lieu d’exposition, il y avait une bibliothèque composée d’environ 300 ouvrages de poésie par lesquels j’ai découvert les grands poètes.
Vers mes 23 ans, deux rencontres furent déterminantes pour moi : un monochrome d’Yves Klein au Centre Pompidou et une exposition de Joël Hubaut à Cherbourg.
Ces deux découvertes ont été fondatrices de mon travail, je me suis alors intéressé à l’histoire de l’art, la littérature, la sociologie… N’ayant jamais fait d’études, il y avait du boulot à rattraper !
Depuis une trentaine d’années, je vis et travaille à Cherbourg où je dirige l’atelier d’art de la commune déléguée de Tourlaville, où je suis également artiste intervenant en milieu scolaire. J’anime aussi des cours d’histoire de l’art pour adultes.
Mon travail de pédagogue auprès du grand public fait partie intégrante de mon œuvre. Les notions de déterminisme et habitus popularisées par le sociologue Pierre Bourdieu sont importantes dans ma pensée.
Cherbourg-en-Cotentin, ville nouvelle issue de la fusion de Cherbourg et des communes environnantes, a les défauts de ses qualités. C’est une petite ville où il fait plutôt bon vivre. Située dans la presqu'île du Cotentin, les paysages y sont sublimes et variés, la mer est un élément fondamental pour moi. Côté arts plastiques, la seule structure d’envergure nationale est le Point du Jour, centre d’art éditeur. Celle-ci fait un très bon travail, mais elle est consacrée essentiellement à la photographie.
Donc à Cherbourg, tout le monde me connait comme pédagogue, mais très peu comme artiste. J’ai la chance d’avoir ma maison et un bel atelier mais c’est ailleurs que je vais chercher mes "nourritures culturelles" : je voyage en France et à l’étranger, mais je suis toujours ravi de revenir.
VOAR : As-tu un rêve artistique ou un projet que tu as toujours voulu réaliser sans en avoir eu l'occasion ?
Alain Buhot : Peut-être une grosse exposition mais très bien accompagnée où le commissaire d’exposition prendrait beaucoup de temps, pour être le "passeur" de mon travail.
Autant je pense être assez doué pour expliquer et parler du travail des autres, autant j’ai l’impression que je suis souvent succinct ou incomplet quand il s'agit de défendre mon propre travail.